Extrait du Chapitre 1
Cyclone Irène
La pluie ne tombait plus. Le vent s’était tu et on entendait de nouveau les voix des habitants de la Cour Loison. On était dans l’œil du cyclone. Moment irréel, ou plus rien ne bouge, les feuilles, les arbres, la nature broyée par le monstre ne faisait plus de bruit comme suspendue dans le temps où seuls les humains sortaient de leur trou, de leur case en toute rapidité et bravaient la peur, la boue, les tôles froissées, les planches et bardas de bois jonchant le sol, les bêtes mortes, et les branches des arbres couchées tout le long des sentiers menant aux cases. Céfise, ouvrit la porte de la sienne et, passa la tête dehors. Elle regarda à gauche, à droite, il n’y avait pas de danger. Elle décida alors de sortir et allait poser un pied sur son perron, lorsqu’elle poussa un cri d’écœurement. Elle remit son pied voguant au-dehors à l’intérieur puis se signa. Nina, sa fille restée derrière elle, lui agrippa son chemisier. Elle reprit son équilibre, fit un mouvement de recul et retint sa fille de son bras. Celle-ci, jouant la téméraire passa la tête alors à l’extérieur et posa sa main sur sa bouche. Une chienne morte, pleine encore de ses petits était là devant chez elles, gueule ouverte, langue pendante, la tête d’un de ses avortons lui aussi mort, sortant du flan de son ventre fendu par un bout de tôle. Le Vieux Simon, vint vers elle et aidé de Firmin, l’oncle de Nina, prit une caisse en bois transportée là par le vent pour y mettre la pauvre bête. Avec courage et sans dégoût, ils la soulevèrent et allaient l’y poser quand on entendit de petits aboiements. Ils découvrirent alors un chiot de couleur marron qui criait la faim. Céfise prit un vieux linge, le tendit à Firmin qui l’enveloppa puis le frictionna pour le réchauffer. Le temps changea de nouveau et on sentait déjà les premières rafales de vent qui sonnaient la fin de l’accalmie. En un instant, tous se dispersèrent, rentrant à grandes enjambées dans leur case. La bête revenait et reprenait possession des lieux. Céfise aidée de Nina referma la porte de la sienne, prit le marteau et cloua les planches qui la protégeaient. Une fois à l’intérieur, le chiot encore faible, titubant vint se blottir au pied de cette dernière. Ensuite comme pour la première salve, elles se calèrent au poteau central de leur case. Le poteau du milieu, le poteau le plus fort, le plus lourd, celui qui tenait la structure et autour duquel toute la case était construite, organisée. Elles avaient dès l’annonce du monstre, sorti de longues bâches de plastiques, protégé leurs peu de meubles et les avaient attaché autour de lui. Il n’y avait que ça à faire en cas de cyclone. Regrouper les choses précieuses, les couvrir et attendre que ce titan se déplace loin de l’île. Tout pouvait s’envoler, mais perdre le poteau central de sa case était une chose que Céfise ne pouvait concevoir. Cet énorme tronc de Mahogany de plus de soixante ans âge, lui avait coûté près de cinq cents francs, qu’elle avait payés grâce à vingt confections pour plus de huit cents tours de manivelles sur sa Singer. Elle tira donc de sa poche son chapelet, le glissa à son cou et marmonna quelques prières à la Vierge. Puis, plus un bruit, plus un souffle, le spectacle reprenait et le vent, la pluie, le bruit effroyable des tôles, des planches de bois des cases qui crissent sous la force des rafales de vent, de la mer en contrebas, des vagues se fracassant contre les rochers, remplissaient les corps, les cœurs d’une peur incontrôlée. Nina tremblante tenait la main de sa mère pas plus rassurée. Quelques heures plus tard, cyclone Irène se perdit en mer et le calme revint. Céfise fut la première dehors, fit le tour sa case pour minutieusement l’inspecter. Tant d’eau en si peu de temps pouvait avoir fait bouger ses fondations, déraciner son poteau central. Elle s’accroupit, passa sa tête entre les grosses pierres la soutenant et muni d’une petite lampe électrique envoya la lumière au plus loin qu’elle puisse. Elle avait encore résisté et tenait bon comme un vieux rafiot des mers qui aurait connu mille tempêtes. Ceci fait, elle se releva, observa autour d’elle et sans dire un mot, se signa. Puis minutieusement, elle prit son balai de branches de coco et rassembla toutes les feuilles que le vent avait transportées devant chez elle. La Cour Loison était silencieuse, aucune voix, aucun cri comme las devant le désastre. Seuls résonnaient les coups secs des coutelas, qui tranchaient les branches de bois charriés là par le vent. Les tôles froissées comme des feuilles de papier étaient assemblées en un lieu et serviraient tôt ou tard à renforcer cases, caisses d’habitation et poulaillers. Tous se concentraient sur ce que la nature avait bien voulu leur laisser cette fois encore, jusqu’au prochain tour dans l’effroyable manège.
La Cour Loison
La Cour Loison c’était ça. Un énorme amas de cases fragiles, cabossées par le temps, par la vie adossée aux murs extérieurs d’un immense fort Vauban et que tous appelaient l'enville, l'envers de Prescott-ville. Une série de petites caisses transportées là par la providence qui s’agglutinaient, se tassaient, s’emboîtaient les unes aux autres en architecture araignée et qui s’étalaient tant que place il y avait. Une pièce ou deux composaient le foyer, décorées de rien mais rangées avec soin où l’image de Saint Michel terrassant le dragon, clouée au linteau intérieur protégeait du Malin, des cyclones et leurs mains de géants, des rats voraces, des fourmis rouges, des iguanes, ses ovipares hautains et des voisins trop curieux et jaloux de tout. De la faim parfois, si ballawoo, zofi, fruit à pain ou bananes plantin n’étaient pas au rendez-vous. La cour des pauvres gens, fiers de leurs mains, outil de leur vie pour des métiers caniveaux. Des sans-terres pour qui souvent, coup de main rimait avec coup de poing sous l’euphorie des effluves d’alcool. La Cour Loison était une petite ville dans la ville. Une sorte d’usine à laver et à coudre. Proche de la rivière Gourbeyre, dès l’aube les lavandières frottaient et battaient le linge, pour le sécher sous les premiers rayons du soleil, tandis que le cliquetis des machines Singer commençait à l’aurore pour freiner vers midi et s’éteindre que si, les yeux lourds, l’on voyait deux points au lieu d’un. Toutes les grandes familles de Prescott-Ville avaient leurs lavandières et couturières attitrées. Leurs gens de maison apportaient grands draps et linges délicats en début de semaine ; puis tout était lavé et plié au fer dans des cases aux toits de tôles devenues four. Le carnaval au mois de février, était l’une de ces périodes où le travail ne manquait pas. Les riches clientes et souvent des groupes entiers défilaient pour l’essayage de leurs costumes. La charge de travail n’était, jamais trop folle, trop lourde. Il fallait satisfaire tout ce monde et surtout ces dames qui rivalisaient entre elles sur la qualité des tissus, des perles, des sequins, de la dentelle et de l’originalité des modèles. Les tenues de carnaval montrant richesse et rang social de leurs maris. Et puis, il y avait le Vieux Simon, patriarche de la cour, vieil homme discret et toujours de bons conseils. Personne ne connaissait vraiment son histoire. Sa case, la plus ancienne était la plus belle. L’âpreté y était sublimée. Elle était peinte en blanc, avec une toiture en tôle brillante et lisse comme l’argent. Sur le perron, en terre battue, une sorte de terrasse faite de planches de différentes mesures composait l’entrée, délimitée par un jardinet organisé dans des caissettes où poussaient pois doux, ignames pakala, tomates sucrées, thé feuillage, médecine des anciens et si la providence était bienveillante des salades frisettes françaises sortaient de terre au mois de novembre. Tout autour de la case, comme une barrière, des pieds de croton, de variétés différentes, aux couleurs chatoyantes, plantés dans des pots en fer-blanc cachaient la misère. Sa case était partagée en deux, séparée par une cloison. Une partie plus intime gardait un lit en bois d’acajou travaillé en sa tête d’entrelacs de fleurs sculptées. Adossée au lit, une grande armoire en bois de poirier protégeait linge et papiers importants. De l’autre côté, sur toute la cloison, le Vieux Simon avait organisé une bibliothèque à niches qui regorgeait de livres, de magazines où Céfise piochait souvent pour ses créations. De petits bibelots décoratifs, certains en cristal de baccarat étaient la seule trace visible de son riche passé. De belles photos de magazines, collées au mur cachant certes la pouillerie finissaient le décor. Cette pièce ornement était aussi son atelier de couture. Tous les grands blancs de Prescott-Ville venaient vers lui. Le Vieux Simon avait le meilleur coup de ciseau de toute la ville. Derrière la case, à l’extérieur un petit ajoupa entouré de feuilles en tôle servait de cuisine et de salle d’eau où étaient posés en son coin, reliés à une gouttière de fortune, un ou deux barils récupérant l’eau de pluie.
« Quadrille Piquée » Le grand Norbert
Céfise et Nina habitantes de la Cour ne connaissaient que ce lieu de vie depuis des décennies. Nina était presque née là et n’avait que quelques semaines lorsque sa mère, ne voulant plus vivre sur les terres du grand Norbert comme on l’appelait, avait quitté la campagne pour la ville. Norbert, c’était le coq du poulailler. Le plus bel homme du quartier. Il avait provoqué des bagarres en plein mitan la place du marché, des pleurs, des départs forcés, des mariages avancés, des interventions du Père Joseph, de l’instituteur et même du maire. Ses victimes de jeunes femmes folles d’amour pour lui. Il les attirait comme « des mouches à miel » et aucune d’entre elles ne savaient, ou n’arrivaient à lui tenir tête. Pourtant au retour de son service militaire de la caserne du Camp Jacob dans les hauteurs de la commune de Saint Claude ; quelque chose avait changé. Le sérieux l’habitait. Il avait fréquenté Georges Rohner, un artiste peintre copain de chambré avec lequel il se lançait dans de grandes discussions sur la vie. Il avait pu terminer sa formation de mécanique auto et avait repris son métier d’artisan pêcheur avec Firmin son grand frère. Il s’acharnait au travail. Grand-mère Nita et Euphrasie, sœur aînée de Cefise , qui veillaient sur elle et sa trop grande jeunesse avaient beau la mettre en garde mais rien n’y faisait. Pour cette dernière, elles se trompaient. Norbert était devenu un homme responsable, sûr de lui à qui l’on pouvait vraiment faire confiance. Il y eut bien quelques épisodes de son ancienne vie comme lorsqu’un soir on le trouva pariant toute la recette du jour au Pit à combat à coqs du père Gilles derrière la bananeraie où en pleine affaire avec la bonne du père Joseph sur la table du presbytère. Il fallait bien que jeunesse se passe et ses quelques bêtises ne pouvaient mettre à mal tous les efforts que jusqu’ici il faisait. C’est au soir du bal du 31 décembre 1933 que la vie de Céfise bascula, exactement à ce moment précis où il s’avança vers elle, sûr de lui, beau dans son costume trois pièces. Norbert lui tendit la main, la fixa, baissa la tête avant de la relever doucement pour se perdre dans ses grands yeux verts. Il était devant elle, lui proposant de s’oublier dans ses bras, sur la piste de danse. Elle se leva, déplissa du dos de sa main sa robe de taffetas qu’elle avait cousue avec soin et délicatesse selon un patron de Paris, et la posa dans celle de Norbert. Celui-ci la glissa sur son épaule, puis lui entoura la taille de son autre bras. Elle ferma les yeux et se laissa conduire au milieu de la piste. Au milieu de tous. Son corps fut pris de frissons et son cœur battait plus fort qu’un tambour carnaval. Norbert fit un signe de tête à son ami saxophoniste qui se leva et dit : - « Quadrille piquée ! ! Messieurs à vos cavalières ! ! » C’est ce soir-là qu’elle se donna tout entière à lui. À cette époque on ne parlait pas de ces choses-là aux jeunes filles de son milieu. Elles arrivaient comme ça et les corps parlaient plus que l’esprit et la raison. Céfise sut très vite qu’elle était enceinte. Son corps était prêt, fécond comme s’il n’attendait que lui. Elle n’eut même pas le temps de l’annoncer à Grand-mère Nita qui surveillait « ses fleurs ». C’était sa façon toute poétique de nommer ce sang qu’elle perdait tous les mois et l’envoya voir Man’Lise.
Nina
La matrone connaissait tout sur l’accouchement, les bébés et avait des clientes qu’elle suivait aux quatre coins de l’île. De riches épouses de blancs créoles, des femmes de grandes bourgeoisies, de grands commerçants et des femmes simples, pauvres élevant batterie d’enfants souvent seules. Toutes louaient son expérience et sa discrétion. Nina vint au monde par une belle matinée d’Août 1934. Man’Lise connaissait son affaire et tout se passa bien. Quelques heures après la délivrance, elle lui fit boire une tasse de thé feuillage citronnelle et d’écorces de corossol qui apaisait les souffrances de l’accouchement et ferait monter son lait. Puis, elle attendit que Céfise ait repris quelques couleurs, prit alors son visage des mauvais jours et lui fit bien comprendre que par l’absence du Norbert qui semait des ti-moun à toutes les femmes qui par une nuit de détresse avaient eu le malheur d’écouter sa sérénade dans un français créole inventé par lui ; qu’elle ne devrait compter que sur elle-même et penser plus que jamais à l’avenir de son enfant. En quittant Céfise, elle lui proposa de tenter sa chance en ville, de prendre sa case et de s’installer à la Cour Loison. « Laisse le grand Norbert où il est ! ! Tes coutures te feront vivre ma fille ! ! j’ai un carnet d’adresses bien rempli ; de dames patronnesses, à l’amical des cuisinières qui cachent leurs billets entre leurs gros tétés et des dames riches comme la nouvelle madame de Saint-Gratien et son petit Honoré, un mois pil aujourd’hui qui viennent juste d’arriver de Marseille… du travail, tu en auras à profusion ! ! » lui avait-elle dit. Céfise à partir de ce jour rêva de sa nouvelle vie. Et quelques semaines plus tard, réflexion faite ; prit sa fille sous le bras, son panier caraïbe rempli de ses fournitures à couture, emballa avec soin sa SINGER, ses quelques robes et broderies pour démonstration, deux ibichets pleins de son modeste ménage et la case où l’avait abandonnée le Norbert, levée par la force de quatre gros bœufs, glissa, elle aussi sur un camion-charrette, convoi exceptionnel qui les emmena vers Prescott-Ville.
La Dompteuse d'Étoffes
Elle eut très vite des clientes et du succès par la finesse de ses créations qui faisaient mouche à chaque concours carnavals. Elle cousait pour toutes occasions, baptêmes, confirmations, mariages, bals et réceptions. Cette réussite tenait au fait de sa patience face à son ouvrage. C’était une dompteuse d’étoffes. Les clientes amenaient leur modèle, le coupon puis tout un rituel se mettait en place. Poser sur ses genoux, tout en chantonnant, elle commençait par caresser le tissu pendant de longues heures comme pour l’habituer à sa présence. Puis le dépliait et analysait bordures, motifs et texture. Enfin, quelques jours plus tard, sa table de coupe prête ; elle le lançait comme un filet à la mer et il se reposait alors dans un souffle doux et soyeux. Munie de ses ciseaux, elle le coupait au patron voulu. Cette action faite, elle le laissait se poser avant que ses doigts agiles aidés de sa Singer et son cliquetis harmonieux ne façonnent la toilette. En une journée, avec passion, une magnifique robe prenait naissance au milieu de sa case atelier. Comme une princesse, Céfise en servante dévouée, roulait tout autour d’elle ; la pouponnait de broderies, de boutons de nacres, de dentelles larges, de doublure en soie, de manches volantes ou de col claudine. La vie s’écoulait doucement à la cour Loison et rare sont les familles qui s’en allaient. Les cases ne restaient jamais très longtemps vides. Une nouvelle famille quittant le dur labeur des champs de canne à sucre y trouvait vite refuge attiré par les lumières de la ville. D’autres étaient en location, occupant une caisse habitat à la quinzaine, remontant vers les campagnes pour la récolte des fruits dans les champs. Les anciens habitants guidant les nouveaux arrivants dans une belle fraternité. Le Vieux Simon disait souvent qu’on aurait dit un troupeau d’éléphants, où les matriarches telle Céfise veillaient sur tous. La Cour était donc remplie d’enfants, courant partout, s’amusant, criant, jouant sous le regard de mamans potomitan. Quelques hommes ici ou là se faisaient une place. Certains, étaient lavandier et – se mettaient en case — dans les bons jours, avec une petite lavandière à qui ils avaient fait un ou deux ti-moun sans passer à la mairie ni même et surtout pas devant le prêtre. D’autres étaient dockers et disparaissaient les jours de paye s’éternisant aux comptoirs des lolos de la cour Zamia, près du port, pour un verre de rhum ou les demoiselles Gabrielle, filles de joies à la petite vertu, les ensorcelaient perdant ainsi la paie du quart de mois. Certains, marins pêcheurs, fleuretaient avec les couturières et vendaient ainsi le fruit de leur labeur aux servantes des riches maisons.